Dîner avec Normal
Entretien avec Julie Caty, réalisatrice de Normal
Qu’est-ce qui vous a donné envie de réaliser Normal ?
Une obsession ! J’ai grandi en pleine cambrousse dans un milieu assez sensible aux problématiques écologiques. Et je vis encore en pleine cambrousse… mais une autre. Alors, depuis presque toujours, je me pose pas mal de questions sur notre manière d’être au monde, nos comportements de consommations, l’accélération frénétique que prennent ces comportements, la capacité de l’univers marchand à s’emparer de toutes les tendances, les absorber et les dévier de leurs trajectoires pour en tirer profit, la déconnection de plus en plus flagrante de la culture occidentale à la nature. De manière non exhaustive, les questions qui sont au cœur de Normal sont probablement les suivantes : doit-on croire qu’il n’existe qu’un seul système, néo-libéral, prédateur et destructeur, basé sur la compétition et la croissance infinie ? Doit-on croire en un système qui s’effondre si l’on n’achète plus en masse tout et n’importe quoi ? A-t’on vraiment besoin de tout et n’importe quoi ? A-t’on vraiment besoin que notre téléphone puisse discuter avec notre frigidaire ou avec notre voiture ? A-t’on vraiment besoin d’être connecté h24 à internet ? A-t’on vraiment besoin d’aller plus vite ? D’être plus performant ? D’aller plus loin ? D’être plus fort ? … ? Le bonheur c’est très subjectif, mais je peine à croire qu’il réside là-dedans… Alors doit-on obligatoirement nourrir et entretenir le mythe néo-libéral ? Be yourself et va dans le mur ? Comment nous tirer de l’engrenage fou dans lequel nous sommes tous pris ? Quel pourrait-être le grain de sable qui enrayerait la machine ? Le discours du film est, aujourd’hui, un discours relativement normatif. Je n’invente rien. Mais comme, semble-t-il, on peine toujours un peu à l’entendre, je me suis dit qu’il valait probablement le coup de le répéter. Alors plutôt que d’être dans un constat larmoyant – ce même si il y a parfois vraiment de quoi pleurer – j’avais envie de faire rire, de montrer à quel point nous sommes ridiculement empêtrés dans cette histoire. Il me semble que le non-sens est le meilleur moyen de parler de notre époque, d’un contemporain sur lequel on n’a pas beaucoup de recul et dont le sens n’est pas encore fixé (si tant est que le sens des choses se fixe réellement). Je crois aussi que par l’absurde et le burlesque, on arrive à faire passer plus de messages que par la tragédie. Le non-sens, c’est moins plaqué, ça assène moins : rien n’est explicitement donné, ça demande au spectateur de se gratter un peu les méninges… et ça c’est bien ! Pour moi une œuvre comme la série South Park, dans tout son délire irrévérencieux et sa fébrilité, est une des meilleures lectures immédiates de la société nord-américaine ; Les Shadoks restent une illustration brillante et hilarante du conditionnement de masse.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans l’idée de « convertir » un riche héritier par Marx pour l’engager dans la lutte contre le capitalisme ?
Dans Le Capital, Marx décrit les contradictions du système capitaliste et théorise son effondrement. Cependant, jusqu’ici la prédiction ne s’est pas réalisée. Le capitalisme a muté en capitalisme néo-libéral, et même si certaines failles de ce système semblent de plus en plus flagrantes, la finance, l’industrie et les gouvernements tiennent bon et n’envisagent pas de changement de cap. Je me disais donc qu’en désespoir de cause, Marx pouvait être prêt à tout pour détruire le capitalisme. Y compris à embaucher un type tellement incompétent qu’il en arriverait à provoquer la fin du monde et, par là même, la fin du capitalisme. C’est super sournois de la part de Marx… Mais en l’occurrence, ça marche ! Plus sérieusement, Dany est certes un riche héritier, mais il est surtout une caricature de nous-même, une version exagérée de nous, consommateurs insatiables. La rencontre avec Marx, c’est la rencontre du troisième type. C’est l’impossible fusion qui engendre la catastrophe.
À quelle étape dans la réalisation avez-vous commencé à écrire la voix off ?
C’est la première chose qui est venue. Un soir de concert, sur le bord d’un comptoir, j’ai commencé à griffonner les phrases introductives du film dans un carnet. Je n’avais, alors, pas la suite de l’histoire en tête. Juste un personnage : un mec qui a tout, même les trucs les plus fantastiques et improbables, et qui est totalement blasé. Je ne savais pas du tout ce que j’allais faire de lui… Il aurait tout aussi bien pu rester coincé dans les pages du carnet (cf. un croquis de Dany – proto-Dany – dessiné ce même soir et tiré du même carnet).
La chanson qui accompagne le film, Sun and banana, a-t-elle été créée spécifiquement pour le film ou est-elle issue d’autre chose ?
Si Dany était une chanson, il serait Sun & Banana. Sun & Banana c’est le motto de Dany quand il est au meilleur de sa forme. Son tube. Donc oui, la chanson a été écrite spécifiquement pour le film. J’avais ce texte complètement idiot que je bouclais dans ma tête sur une phrase mélodique inspirée de Johnny Cash : voix exagérément grave, une phrase qui roule et une mélodie qui ronronne. J’ai confié texte et mélodie à Valentin Portron, le musicien de Normal, pour qu’il l’arrange. On a pas mal échangé sur l’esprit du morceau : sa légèreté imbécile, son côté tube de l’été, à la fois dynamique, glamour et planant. Il en a fait ce morceau super drôle, plein de pêche, inspiré et contemporain. Un vrai gros tube somme toute ! Non ?
Quel est l’avenir du format court-métrage d’après vous ?
Je n’en sais rien. Je me sens bien incapable de faire de la prospective à ce sujet. Tout ce que je sais c’est que c’est un format merveilleux pour un réalisateur… peut-être d’autant plus pour un réalisateur de film d’animation. Pour un réalisateur de film d’animation, je ne sais pas si le long métrage est autant un aboutissement que pour un réalisateur de prise de vue réelle. Le court c’est un incroyable espace de liberté et d’invention. C’est un laboratoire génial ou l’on peut se permettre ce que l’on ne ferait pas dans un long métrage, notamment du point de vue graphique ou du rythme. On peut s’autoriser des choses beaucoup plus audacieuses, plus punk, plus inattendues. Un film comme Normal ne pourrait pas exister en long : le rythme, la frénésie des images rendrait probablement le spectateur épileptique ! Blague à part, la seule chose que je peux dire c’est que l’on a absolument besoin de ce format court. On a absolument besoin de cet espace de recherches, de régénération, d’invention formelle et de liberté. Et je pense que le public en a aussi besoin.
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
Sans aucune hésitation, et avant toutes autres choses, je conseille HENRI. Usez et abusez de HENRI (www.cinematheque.fr/henri/) : une sélection de films rares que la cinémathèque française met à notre disposition gratuitement pendant les confinements. Autres plateformes de VoD que je conseille volontiers : lacinetek.com, tenk.fr, le site de Arte… Et puis évidemment, des bouquins, des bouquins, des bouquins ! Pour petits, pour grands, sur tous les sujets, à toutes les sauces… Mais si je peux m’autoriser un peu de promo : bon gros coup de cœur pour les livres aux très belles couvertures illustrées des éditions Marchialy : une collection surprenante et enthousiasmante de récits de non-fiction (editions-marchialy.fr).
Pour voir Normal, rendez-vous aux séances de la compétition Labo L4.